Solange, rue Thubaneau

« Je m’appelle Solange, je suis une ancienne toxico de la rue Thubaneau. Je crois que je suis une des rares qui soit encore là. De cette génération, il n’y a presque plus personne.

La première fois que je suis venue, c’est en 1984, j’étais très jeune, j’avais 21 ans. C’était par hasard avec des potes. Des amis d’enfance qui ont voulu toucher, on était jeunes on voulait essayer. Puis on a plongé.
Moi, j’habitais pas Belsunce, j’habitais dans les quartiers Nord, Felix Piat, dans le 3ème. Tous les jeunes des quartiers Nord de Marseille qui voulaient toucher de l’héroïne, acheter une dose, on descendait en ville, rue Thubaneau. Ici, c’était le « quartier général » et vous en trouviez 24h/24. La rue vivait jour et nuit.

C’est pour ça que quand je suis arrivée l’année dernière, 30 ans s’était passé, je suis restée sur le cul. Comme j’ai connu la rue, là ça n’a plus rien à voir. C’est un truc de fou ! Rue Thubaneau, ça grouillait de monde, ça deallait de partout ! Partout ! C’était beaucoup les clandestins qui dealaient l’héroïne. Les boss leur disaient « on va te donner de la marchandise, tu vas dealer ». Le mec, il arrivait, il ne savait même pas parler français. Juste les mots qu’il fallait « combien tu veux ? », « le prix c’est tant ! »

L’héroïne était de très mauvaise qualité. On appelait ça l’Iranienne, elle était coupée, recoupée, re-recoupée avec de la mort aux rats, parce que c’était de la même couleur, un peu rose ou bien avec des bout de mur effrité. C’était vraiment de la merde !

A cette époque, y avait pas de seringue en vente libre, il fallait une ordonnance. Les pharmaciens en jouaient beaucoup. On achetait des vaccins contre la grippe, il y avait le Ribomunyl et le Tetravac. On récupérait les seringues. Parfois, les pharmaciens nous vendait la seringue sans ordonnance, ils enlevaient l’étiquette, et ils vous vendaient ça 25 francs alors que ça coûtait 3 francs… Même eux, ils étaient dans le business. Tant que la seringue marchait on la gardait et on se la passait comme si on se passait un joint. Tout le monde se piquait avec. On était très jeunes mais on était en train de mourir. Cette rue c’était notre tombeau.

Moi, je venais avec mon compagnon. Il voulait pas trop que je descende, en tant que fille donc il me disait « reste un peu en hauteur ». Le plus souvent je restais en haut et je l’attendais, là, au coin. Mais certains jours, je venais toucher toute seule. Parce que tous les jours il nous fallait notre dose. Tu te piquais le matin et juste après tu pensais à celle de dans 3 heures. Toute la journée on avait ça dans la tête, « tu as touché » « tu as les sous, pas les sous ? » « toi t’as combien ? » « on se met ensemble ? » C’était ça toute la journée.

Moi, j’ai pu échapper parce que j’avais une famille. Quand vraiment c’était la fin des haricots, hop il y avait toujours un moment où ils nous reprenaient. Et puis à un moment, c’est moi qui me suis reprise. Je me suis dit il n’y a pas 36 solutions, ou tu crèves ou tu t’en sors. Et je m’en suis sortie. J’ai mis bien 3 ans, entre les cachets, les médicaments, l’alcool, avant d’être clean. Ça a été quand même très, très, très difficile.
Après, fin des années 80 entre la cam et le SIDA ça a été l’hécatombe. Et puis, il y a eu l’opération coup de poing dans la rue. La Ville, ils ont fait la rasia, ils ont fermé tous les bars. Ils ont cleané le centre. Maintenant pour toucher l’héroïne, faut aller dans les cités, les quartiers un peu retirés. Et c’est plus les clandestins qui dealent c’est des minots, des tous jeunes… »

Recueil des témoignages : Sarah Champion-Schreiber
Photos : Cyril Becquart
Série réalisée avant le confinement.