Sabah, la boutique jaune, rue des Dominicaines

"Je m’appelle Sabah Bekeira. Ici, c’est mon quartier. Je suis née au Panier mais j’ai grandi aux Grands Carmes. Du coup, Belsunce avec ses ruelles, c’était mon terrain de jeu quand j’étais enfant. Je suis partie à plusieurs reprises mais j’ai toujours gardé un lien avec le quartier.

Aujourd’hui je travaille rue des Dominicaines, je suis responsable du service personnes âgées de l’AMPIL (Action Méditerranéenne pour l’Insertion par le Logement). On vient de s’installer dans de nouveaux locaux. On a peint la devanture dans un beau jaune criard. Du coup les personnes âgées nous voient de loin, elles ne peuvent pas nous louper ! Elles ne vont pas au 12 rue des Dominicaines, mais à « La Boutique jaune». La Ville nous a demandé de repeindre en gris… pour le moment on résiste !

Le hasard de la vie a voulu qu’on s’installe ici, dans un lieu qui a marqué mon enfance ! En arrivant dans la cour de derrière, j’ai vu la petite entrée, les escaliers… et d’un coup, des tas de souvenirs me sont revenus en flash. J’ai dit : « Merde, c’est l’ancien cinéma arabe ! » La salle de projection, elle est encore là, juste en dessous, totalement à l’abandon ! Nous, on s’est installé dans la partie haute, on n’a pas eu les moyens de tout reprendre. Les fauteuils ont été enlevés, l’écran aussi, mais il reste la scène et les traces du passé… La salle était petite, intime, avec une décoration très kitsch, très rétro, on s’y trouvait bien… C’était un monsieur arménien qui tenait le cinéma, il venait de Syrie je crois. C’était un amoureux du cinéma arabe et du célèbre acteur et joueur de oud, Farid El Atrache. Une grande star des années 60. Je pense que beaucoup de personnes doivent avoir gardé le souvenir de ce cinéma.

Quand j’étais petite, mon parrain m’emmenait au cinéma pour me pousser à bien travailler à l’école. Le jeudi on déjeunait sur le cours Belsunce dans une brasserie magnifique avec des grands rideaux rouges. En sortant on prenait une glace selon les saisons, et on attendait la séance de cinéma. C’est lui qui m’a amené voir mes premiers films en langue arabe, je devais avoir 6-7 ans. Il m’expliquait le film, parce que je ne comprenais pas très bien. Il était fana des films égyptiens. Avec ma mère, tous les deux, ils étaient fous de cinéma, surtout les comédies musicales égyptiennes.

C’est aussi dans ce cinéma que j’ai pris en pleine gueule l’histoire de la guerre d’Algérie. Je devais avoir douze ans et ma mère m’a emmené voir « La bataille d’Alger » le film de Gillo Pontecorvo. Ça a été une vraie claque. A travers ce film, j’ai découvert l’Algérie et toute cette histoire qui n’était pas dite au sein de ma famille, c’était trop récent, trop à vif. À partir de là, j’ai posé énormément de questions… L’Algérie est une passion, que ce soit pour les Pieds-Noirs ou pour les Algériens rapatriés. Ils ont dû partir et ils gardent une image totalement idéalisée, un pays de Cocagne.

Pour nous, qui sommes nés ici, de la deuxième, troisième génération, on fait le tour de l’histoire à travers les récits des uns et des autres, on ne peut que comprendre ce qu’ils ont vécu. Il y a eu ce combat pour l’indépendance, il y a eu les contradictions pour certains qui ont continué à aimer la France, la culture française. Il n’en reste pas moins que l’Algérie a acquis sa liberté. Elle l’a chèrement payée. C’est un drame d’amour perdu de tous les côtés. Je ne me permets pas de juger. Parce qu’en même temps, il n’y a pas plus belle démonstration d’amour que celle d’un Pied-Noir qui parle de l’Algérie, de ce qu’il a perdu. Je ne fais qu’écouter avec respect ce qu’ils ont vécu, de part et d’autre."

Recueil des témoignages : Sarah Champion-Schreiber
Photos : Cyril Becquart
Portrait réalisé avant la crise du COVID.